L’invention de la guitare électrique va changer radicalement la face du blues dans le Chicago des années 1940 où des musiciens du Sud ont élu domicile, transposant le blues rugueux du delta en une musique jouée avec une instrumentation que l’on connaît encore aujourd’hui dans les groupes de rock. Dans le même temps, un blues complètement débarrassé de sa composante sombre émerge dans les villes pour répondre aux besoins de divertissement des nouvelles classes ouvrières noires et leur faire oublier le passé rural sudiste : le rhythm and blues.
En parlant à la première personne, le chanteur de blues révèle l’identité du Noir aux yeux de l’Amérique. En tant qu’esclave, réduit au statut de possession matérielle à l’instar de la terre, des animaux et des machines agricoles il n’avait ni nom, ni parole. Le blues va acter le changement de statut du Noir après l’émancipation (même si sa condition n’est guère meilleure qu’avant) qui d’objet devient sujet. Il demeure de ce fait indissociable des jours sombres de l’esclavage du racisme et de la misère, héritage funeste sur lequel il s’est développé en tant qu’expression autonome.
Coupées de leurs fonctions sociales et spirituelles, transfigurées par la censure, moquées par les maîtres, les cultures africaines vont s’approprier des pans entiers des musiques et des danses apportées par les immigrants d’Europe. La construction d’une expression autonome de la communauté noire va ainsi s’élaborer, tout au long du XIXème siècle, dans l’effervescence du peuplement progressif des États-Unis.
L’abolition de l’esclavage va altérer profondément et durablement l’interpénétration des cultures. Ayant acquis l’égalité électorale, les Noirs demeurent en fait au ban de la société, notamment dans le Sud où la majorité des Blancs refusent de les considérer comme des égaux et voient même en eux des rivaux. C’en est fini du paternalisme condescendant, la ségrégation va tout tenter pour mettre la communauté noire à l’écart. C’est dans cet isolement douloureux que cette dernière va générer sa propre culture. Le blues en sera un élément capital.
À partir de la première guerre mondiale, de nombreux Noirs quittent le Sud pour trouver du travail dans les villes industrielles du Nord. Cette migration va transformer la structure sociale de la communauté afro-américaine et déboucher sur la constitution de ghettos dans les grands centres urbains des États-Unis. De cette instabilité, naîtront certains archétypes à l’oeuvre dans les paroles de nombreux blues : les transports et notamment le train, dont le « shuffle », ce rythme ternaire appuyé du blues urbain, est le miroir, la figure du « hobo », le vagabond toujours en mouvement, celle du « backdoor man » qu’on craint de découvrir chez son aimée de retour de voyage ou la douceur du foyer retrouvé.
Après la guerre, les Noirs d’Amérique prennent de plus en plus conscience qu’ils sont des citoyens à part entière de leur pays. Ils vont se mettre à revendiquer l’égalité raciale : le Mouvement pour les droits civiques, emmené par la figure charismatique de Martin Luther King, sera accompagné d’une perte de prestige du blues, parole de l’homme seul, à la merci de son destin. Il ne résistera pas face aux aspirations nouvelles qui vont, avec la musique soul, inventer la bande-son de la lutte pour l’intégration. Renvoyé au patrimoine par sa propre communauté d’origine, le blues deviendra universel et nourrira toutes les musiques populaires qui émergeront à partir des années 1960.
Si l’émancipation s’avère être un échec complet, le statut de l’homme noir a changé. C’est sorti de ses habits d’esclave et apte à prendre la parole qu’il va, tel le griot africain, porter un regard sur lui-même, sur son identité, sur sa vie sociale. Devenu sujet de son histoire, il va désormais parler de ce qu’il est, de ce qu’il vit, de ses sentiments, de ses expériences, il va chanter le blues.
La guitare est presque l’instrument emblème du blues. Rare dans les Etats du Sud avant la fin du XIXème siècle (et longtemps considéré comme un instrument de pauvres), la guitare – pratique, transportable et de possibilités bien plus larges que le banjo ou le violon (fiddle) qui étaient jusqu’alors les instruments favoris des musiciens ruraux – est devenue la compagne obligée des musiciens itinérants au moment où s’est développé le genre blues.
Robert Johnson est plus qu’un emblème du blues : il en est un mythe. En effet, tous les éléments du mythe se retrouvent dans sa vie : une mort prématurée, un pacte avec le diable à un carrefour, une passion fatale pour les femmes, un doigté inouï capable de faire pleurer n’importe qui, la mort de son bébé et de sa femme de 16 ans pendant l’accouchement, le tout sur fond de misère et de grands-parents esclaves. Post mortem, il devient une source d’inspiration pour des grands comme Muddy Waters, John Lee Hooker, Elmore James, Robert Lockwood, les Rolling Stones, Eric Clapton, Jimi Hendrix…